Par le hasard de la vie et des offres promotionnelles, ma jouvencelle et moi-même nous sommes envolés en septembre dernier pour Istanbul, Turquie.
À peine avions-nous atterri que nous nous précipitâmes vers le Musée archéologique de la ville, impatients d’améliorer notre connaissance de l’histoire locale. Malheureusement, il n’y avait là ni audioguide ni guide ventriloque1. C’est donc contraints et forcés que nous nous attachâmes les services d’un guide tout simple en chair et en os qu’on baptisa, par respect des us et coutumes régionales, « Son Excellence notre Grand-Seigneur » Mahmoud II.
Ainsi constitué, notre petit convoi partit à la découverte des différentes salles du musée et étapes de l’histoire turque. Notre guide Mahmoud II, « Celui qui fait disparaître le chagrin et éclaire les ténèbres », faisait aussi de temps en temps quelques commentaires :
— Tout a commencé, dit-il, au XIème millénaire avant Jésus- Christ. Les chasseurs-cueilleurs sont passés de mode, et la tendance est plutôt à la sédentarisation. On bricole des villages avec de la brique crue et l’on crée une religion où les hommes sont des taureaux. Bref, comme vous pouvez l’imaginer, c’est un échec complet.
Nous approuvâmes ces propos pleins de bon sens et notre Guide, « Que son pouvoir s’étende sur terre et mer et qu’il anéantisse tous ceux qui s’opposent à lui », nous fit passer dans la salle suivante. Nous étions désormais au IIème millénaire av. JC2 :
— A cette époque, raconta-t-il, les Assyriens débarquent en Anatolie. Ne sachant trop quoi faire par ici, ils se lancent dans l’import-export. En échange d’étain et de bouts de tissu, ils récupèrent de l’or et de l’argent. L’arnaque est géniale, mais ils sont rapidement démasqués.
C’est ce moment précis que choisit Mahmoud, « Grâce à qui le gouvernement sera stable et la richesse s’accroîtra », pour nous demander un premier acompte sur son pourboire. Epatés par tant de professionnalisme et par la profondeur de ses connaissances, nous lui livrâmes sur le champ un quart de nos économies. Il poursuivit ainsi :
— En 1800 av. JC c’est l’avènement de l’empire Hittite, qui sera pendant plusieurs siècles une très grande puissance. Grisés par le pouvoir, des rois hittites iront jusqu’à épouser des princesses hourrites ! C’est le début de la presse à scandale3.
Mahmoud II enchaîna les dates, l’histoire semblait s’emballer. Mais notre gentilhomme, « Celui dont les actes et les paroles réfléchissent une certitude parfaite », restait concentré sur la suite de la visite :
— En 700 av. JC, dans le sud-est anatolien, les dernières principautés hittites succombent aux assauts des Assyriens ou des Cimmériens, on ne sait pas vraiment. Vous sauriez différencier un Assyrien d’un Cimmérien, vous ?
Nous fûmes obligés de reconnaître que non, alors Mahmoud réclama un deuxième acompte. Ma blonde poussa quelques glapissements à la vue des derniers billets qui sortaient de mon portefeuille, mais je lui promis d’être plus vigilant lors de la prochaine interrogation. Celle-ci ne tarda pas à venir :
— Entre 334 et 323 av. JC, Alexandre le Grand étend l’empire grec et conquiert toute l’Anatolie ou presque. A la mort d’Alexandre se succéderont et s’affronteront différentes dynasties parmi lesquelles les Séleucides, les Lagides, les Rhodiens, les Attalides et quelques Japonais. Sauras-tu retrouver l’intrus ?
J’hésitai entre les Séleucides et les Attalides. « Il est vraiment fort ! », que je chuchotai à ma compagne juste avant qu’elle ne s’écroule au sol. Mahmoud II, « Substance de la sincérité qui étend ses bienfaits à tous », exigea un troisième acompte. Je lui octroyai généreusement les boucles d’oreille de ma femme restée par terre mais le pressai d’accélérer la visite.
Ainsi passâmes-nous un peu rapidement sur la fin de l’empire grec, l’extension de l’empire romain, les invasions barbares et le brillant règne de Romulus Augustule4. À pas de course nous arrivâmes finalement, le Guide, moi- même et mon épouse (bien confortablement installée dans une brouette), dans la salle consacrée au XVIIème siècle :
— En 1669, nous apprit Mahmoud, l’Empire ottoman envoie un simple messager, Soliman Aga, auprès du roi Louis XIV. Ce dernier, pour un tas de raisons vachement compliquées, imagine que ce brave Soliman est Ambassadeur. Soucieux de respecter les conventions orientales, Louis XIV doit donc dépêcher un Grand-Vizir pour le recevoir. Seulement ça ne se trouve pas comme ça un Grand-Vizir ! Finalement c’est décidé, ce sera M. Hugues de Lionne, Secrétaire d’Etat aux affaires étrangères, qui fera le boulot. Ça fait très Grand-Vizir, Hugues, vous ne trouvez pas ?
Je n’en revenais pas. Se moquait-il réellement, avec autant de désinvolture, de notre glorieux roi Soleil ? Je protestai auprès de Mahmoud qui s’excusa à plates coutures et nous fit entrer dans la salle des XVIIlème et XIXème siècles, après le versement d’un quatrième acompte :
— En 1792 c’est la prise de la Bastille, nous annonça-t-il pour nous apprendre (enfin) quelque chose. Mais il faut attendre un an pour que, informés des événements parisiens, les français de Constantinople prennent le serment de défendre « la Liberté, l’Egalité, la sûreté des personnes et le respect des propriétés ».
Je fis observer que c’était beaucoup trop long comme devise, et qu’on aurait l’air bien bêtes si on avait ça d’écrit sur le fronton de nos mairies. Mais l’Imperturbable fut imperturbé et continua à nous enseigner la grande histoire de son pays :
— Le 6 novembre 1863, la première Société de Pharmacie de Constantinople est fondée. Suivront l’Association Pharmaceutique de Secours Mutuel de Constantinople (1891), l’Association des Pharmaciens Etrangers (1907), l’Union pharmaceutique ottomane (1908) et la Société des pharmaciens de l’Empire Ottoman (1909). On peut le dire, les Ottomans aimaient beaucoup la pharmacie.
Ces propos rassurèrent ma compagne qui réagit, du fond de sa brouette, d’un « arrrghbleblekouïk » tout à fait limpide. Interloqué, Mahmoud II oublia d’en demander un cinquième acompte :
— En mai 1877, à Istanbul, pendant que l’armée russe se prépare à envahir les Balkans, les députés ottomans discutent de problèmes d’humour. Ces gens avaient le sens des priorités, observa-t-il.
En matière de priorité, notre cher Mahmoud n’était pas en reste et finit quand même par réclamer le solde de son pourboire. Mon chéquier n’y suffisant pas, je m’endettai sur trois générations et mis en gage la brouette (avec ce qu’il y avait dedans). Satisfait et arrivant au terme de la visite, Mahmoud nous livra une dernière anecdote avant de disparaître :
— Un vendredi soir de 1893, quelque part au fin fond de la Macédoine, un conteur fait rire une large assemblée en imitant un Albanais orgueilleux et un Persan maniéré. Evidemment, c’est drôle si vous connaissez un Albanais orgueilleux et un Persan maniéré.
Visiblement, ma femme ne connaissait ni Albanais orgueilleux ni Persan maniéré. Décidément, cette pauvre femme ne doit pas rire souvent.
Le guide ventriloque consiste à prendre un audioguide et à suivre un visiteur lambda. Demandez à ce dernier de se taire pour mieux apprécier votre visite.
Passer aussi rapidement du XIème au IIème millénaire me donna un léger haut-le-cœur.
L’empire Hittite disparaîtra six siècles plus tard, pour des raisons que les chercheurs ne s’expliquent toujours pas. Qu’il me soit permis ici de suggérer une piste : les princesses hourrites n’ont- elles vraiment rien à se reprocher ?
Mes rimes en -ule firent beaucoup rire Mahmoud II. Beaucoup moins ma dulcinée.